Pourquoi emmener nos étudiants de l’Executive MBA pour une visite aux ? Parce que l’entrepreneuriat n’est pas une invention du XXe siècle, ni même du XIXe, qu’on associe souvent au développement du capitalisme.
C’est dès la fin du Moyen-Age, et au fil des siècles suivants, qu’émergent la structure hiérarchique du pouvoir, les formes modernes du leadership et la notion d’entrepreneuriat. Les peintres, longtemps les seuls « médias » de communication et de diffusion, représentent et commentent ces évolutions, sur la demande de leurs commanditaires, qui sont précisément les nouveaux dirigeants, leaders et entrepreneurs. Des représentations qui sont toujours actuelles et soulèvent des débats plus contemporains que jamais.
Mené par la directrice et conservateur en chef Susana Galllego-Cuesta, notre parcours dans la collection du Musée raconte un peu de cette vieille jeune histoire.
Station 1 - Question de codes


- Pietro Vanucci dit Le Perugin, Vierge à l'enfant avec Saint Jean Baptiste et deux anges, vers 1505
- Maria Morandi Giovanni, Le Pape Alexandre VII porté à la procession du Corpus Domini, vers 1657
Les codes, au début comme maintenant outils de cryptage des savoirs, jouent très vite un rôle clé pour la maîtrise, le contrôle, et s’incarnent dans la hiérarchie… codifiée.
La nature du pouvoir a évolué au fil du temps, et avec lui ses codes. Mais toujours il s’est agi de fonder la puissance sur la maîtrise. À commencer par le pouvoir de l’Eglise comme maîtrise du monde au nom du divin. Maîtrise de la nature, dont attestent les paysages bien ordonnés en « fond d’écran » de tableaux édifiants (Pietro Vanucci). Maîtrise des hommes : le tableau de Maria Morandi Giovanni expose la hiérarchie draconienne par laquelle l’Eglise contrôle les masses. Les douze porteurs du pape, inférieurs soumis dont on aperçoit seulement les têtes tout en bas du tableau, sont des cardinaux, les membres les plus puissants du clergé. Ils n’en sont pas moins des porteurs qui courbent la tête. Voilà comment s’affirme la puissance : maîtrise et hiérarchie.
Station 2 - Premiers entrepreneurs, nouveaux leaders, et image de marque

- Lavinia Fontana, Portrait d'une jeune femme tenant un livre ouvert sur une table, 1er quart du XVIIs.
Le commerce international permet l’apparition de classes nouvelles de dominants fortunés et laïcs : les entrepreneurs capitalistes. Et ça se passe … au XVIe.
Ces premiers entrepreneurs sont des armateurs capables d’envoyer des navires sur les mers lointaines pour ramener des cargaisons exotiques et précieuses. Aristocrates dotés d’un sens aigu du négoce, ils investissent, financent, achètent et revendent par des lettres de crédit annonciatrices de nos actions. Ils construisent ainsi une fortune qui cherche à se légitimer en s’affichant. Le début de l'entrepreneuriat moderne.
Les tableaux vont jouer ce rôle de "relations publiques" avant l’heure, au service – rémunéré – de cette nouvelle puissance financière construite sur le commerce international.
La « globalisation » est en marche, fondée sur le commerce de produits exotiques et désirables, « pillés » dans de lointains pays. Les codes changent.
Le portrait exécuté par Lavinia Fontana (une femme peintre à succès, 1er quart du XVIIe) résume bien comment s’affiche le pouvoir commercial et financier : une jolie femme, magnifiquement vêtue d’étoffes précieuses, tient un livre ouvert, posé sur un somptueux tapis persan. Richesse ostentatoire, née du commerce lointain, et accession au pouvoir (et à l’argent) de ceux qui ne les détenaient pas jusque-là, comme les femmes.
Station 3 - Entrepreneuriat et storytelling


- Claude Deruet, Portrait équestre de Madame de Saint Baslemont, 1646
- Cornelis de Vos, La Continence de Scipion, vers 1660
Tenir son leadership à niveau, c’est depuis longtemps une histoire… d’histoires. Storytelling avant la lettre.
Durant le XVIIe, les codes de représentation de la puissance se modifient. Par exemple avec la vogue des natures mortes, qui affichent des produits exotiques, des objets hors de prix : sucre, fruits secs, olives, agrumes, ou aiguière en argent (Jacob Fopsen van Es). Mise en scène de la consommation comme signe distinctif de richesse, bien avant l’heure de nos story Instagram de belles assiettes dans des restaurants 3 étoiles.
À partir du XVIIe, le pouvoir s’appuie effectivement sur la narration : le storytelling, dirait-on aujourd’hui. Les tableaux racontent les exploits des leaders tels des planches de bandes dessinées avant la lettre (Claude Deruet). Les légendes de l’Antiquité n’exaltent plus la vertu des Anciens, mais leur sens du pouvoir. Cornelis de Vos montre que l’exercice tout puissant du pouvoir s’accompagne aussi de la démonstration du contrôle de soi : la clémence comme calcul politique à long terme, exaltation de la grandeur morale du leader. L'entrepreneuriat se transforme : comment construire une nouvelle légende ?
Station 4 - Séductions et profits de l’illusion


- Dominique Pergaut , Nature morte ou Oisillons – 2nde moitié du XVIIs.
- Charles-Antoine Coypel, La destruction du palais d’Armide. 1737.
Croire que la société du spectacle est celle des années 60, c’est ignorer ses origines : la consommation et les apparences. L’illusion.
Au XVIIIe, nouveau degré de sophistication de la narration : le tableau de Coypel ne représente pas seulement la destruction du palais d’Armide, mais la mise en scène de cette destruction telle qu’elle est donnée à voir aux spectateurs de l’opéra de Lully. Représentation d’un artifice théâtral - l’explosion d’un pétard ? - un éclair stylisé zèbre la scène.
Devenue moteur non seulement de plaisir mais aussi économique, l’illusion est exposée en pleine lumière et soulignée par le succès grandissant des trompe-l’œil à la mode. D’abord happé et mystifié, le spectateur ensuite conscient et amusé, joue le jeu. Et c’est là tout le plaisir ! La conscience d’avoir été piégé et l’acceptation, voire la recherche de l’illusion, crée la valeur. Ainsi nait le consumérisme.
Station 5 - Division du travail et business de l’art

- Pierre-Paul Rubens, La transfiguration (1605)
L’organisation scientifique du travail ne date pas de Ford ou Taylor : les ateliers d’artistes s’y adonnent avec succès. Dès le XVIIe.
La division du travail, le contrôle par le haut, la commercialisation des œuvres d’art, la gestion de la production et des clients, tout cela n’est pas étranger aux artistes. L’entrepreneuriat se développe aussi là. Les ateliers rassemblent un monde d’apprentis, collaborateurs, disciples, sous le patronage d’un grand nom qui se réserve les tâches nobles et la signature de l’œuvre. La transfiguration de Rubens en témoigne par ses dimensions (407 × 670 cm) et par de visibles différences de style - et parfois d’adresse : erreurs de perspectives, visages grotesques et maladroits, etc. Rubens est par ailleurs un homme très occupé par ses activités de diplomate ou d’espion, qui ne l’enrichissent cependant pas, contrairement à son atelier.
Bon manager, bon commercial, entrepreneur de risques, l’homme sait déléguer : ses épouses successives gèrent le carnet de commandes et régulent l’activité. On est loin de l’idée de l’artiste isolé, maudit, pauvre et génial, un cliché romantique fallacieux qui n’apparaitra qu’au XIX.
Station 6 - Accélération, doutes et questionnements contemporains



- d’après Marinus von Roejmerswaden, Les compteurs d’argent, vers 1575-1600.
- Gherardo Poli, Fantaisies d’architecture, après 1739
- Henri Klagmann, éé, 1868
Tout ce qui perdure aujourd’hui encore s’est mis en place entre XVI et XVIIIe s. : fortunes faites de possessions lointaines, exploitation des ressources mondiales, division du travail, capitalisme fondé sur la croissance d’une consommation d’illusions captivantes, affichage ostentatoire de la puissance de création de ces illusions, entrepreneuriat et prise de risques.
Ainsi, la conscience de ce nouveau monde social ne va pas sans soulever critiques et doutes. Très vite, la question se pose : ce développement de puissance basé sur l’accumulation du capital jusqu’ici vilipendé par le religieux, est-ce bien ou mal ? Tels des blockbusters, les séries de tableaux du type Les compteurs d’argent vont populariser ce débat. Le comptable (à gauche) est présenté en homme consciencieux et appliqué, tandis que le visage de son commanditaire est déformé par une grimace avide. Le contraste souligne le débat de la fin du XVIe.
Et l'entrepreneuriat au XVIIIe ?
Malgré tout, ainsi iront les choses jusqu’au début du XVIIIe, où se fera et se peindra le constat d’une accélération dont on ne sait pas quand elle va s’arrêter. Le monde précédent, solidement appuyé sur le divin, est en ruine, et l’on pressent qu’aller de renouveaux en renouveaux signifie de destructions en destructions. Ce monde accéléré est en permanence sur le point de s’écrouler. Voilà ce que signalent les tableaux « best-sellers » de cette période, tels Poli, représentations d’improbables architectures et de palais en ruine.
Au milieu du XIX l’évidence se fait : il ne s’agit plus de récits de grandeur. Les actions décisives comportent maintenant toutes une part sombre, un dilemme éthique: si éé tue ses enfants, dans un geste de fureur vengeresse, c’est pour punir l’époux tout-puissant qui croit étendre son empire grâce à un nouveau mariage et en la dépouillant de tout. Par un acte de destruction effroyable, la victime reprend le pouvoir. Pourtant, elle est perdante à nouveau : voyez la folie des femmes ! proclame le tableau, voyez le danger que représente la femme qui échappe au contrôle.
Épilogue - Backslash
Que tirer de tout cela ? L'entrepreneuriat à tout prix ? Construire un monde de gagnants engendre une foule de perdants, toujours. Et on ne peut plus s’en satisfaire. Au XXe, les femmes et d’autres minorités exploitées n’acceptent plus la place qui leur était assignée. Les peuples jusqu’ici pillés deviennent les acteurs incontournables du commerce international. Ils prennent le pouvoir à leur tour, au détriment des anciens rois du monde qui affichaient et construisaient leur puissance – grâce à l’art. Juste retour des choses ? Jusqu’au prochain retour de manivelle ? Comment sortir de ce cercle vicieux ? Tel est le défi proposé au XXIe siècle.
Trouver une autre voie, soutenable, rompre avec les schémas de pensée et de puissance des siècles passés, bref innover avec audace et intelligence, telle est la mission des nouveaux entrepreneurs formés par 91.
Vous êtes professionnel et l'entrepreneuriat vous intéresse ? L'Executive MBA est la solution pour votre évolution de carrière :
Article proposé par Philippe Mairesse, professeur associé à 91 Business School